CE QUE TOUT LE MONDE SAIT : LA DECENNIE ITALIENNE 1946-1956.
Mais LA SUITE ?
La guerre terminée, il faut encore remporter une bataille, celle du charbon. La Belgique convient (Protocole de 1946) que si l’Italie lui fournit 50.000 travailleurs (2000 par semaine) elle pourra obtenir le charbon dont elle manque cruellement. La vague est lancée et depuis Milan les trains se succèdent à destination des provinces du Limbourg, du Hainaut, de Liège. Mon père découvre « les Charbonnages réunis de la Minerie à Battice » en automne 1946 (là où Fiberglas s’implantera bien plus tard). Un an après nous arrivons ma mère et moi. En 1956, la catastrophe du Bois du Cazier (262 morts dont 132 Italiens) a une résonnance énorme, crée un suspense haletant et connait une fin tragique : « tutti morti » (tous morts). Les Belges nous découvrent. « Sacrifice collectif, épreuve initiatique, le drame marque le début de l’intégration des Italiens en Belgique » (Morelli). L’Italie arrête les frais. L’Espagne, la Grèce, la Turquie, le Maroc feront l’affaire avant que toutes ces exploitations ne ferment définitivement (Battice en 1960). Surprise : les Italiens continuent de venir à un rythme soutenu et pas pour devenir mineurs. Les golden sixties consomment de la main d’œuvre à tour de bras. Sidérurgie, métallurgie, construction…en 1970 on comptera 300.000 Italiens en Belgique. C’est le chiffre maximum, il ne sera plus jamais atteint.
Paradoxes :
L’Italie malgré l’armistice (1943) reste considérée comme un pays ennemi jusqu’au Traité de Paix (Paris, 10/02/1947) signé près d’un an après le Protocole. C’est le pays du fascisme, l’allié des Allemands, l’ennemi vaincu et, dit-on, les Italiens seraient même, en plus, sales, bruyants et violents. N’est-ce pas un Italien qui a tiré à Bruxelles en 1929 sur le prince Umberto, le fiancé de la princesse Marie-José, fille d’Albert Ier (sans l’atteindre heureusement.). Qu’à cela ne tienne, l’urgence commande. D’abord pour relancer l’industrie et compenser le manque d’attrait du secteur minier aux yeux des travailleurs Belges Qui veut encore de ces emplois sales, pénibles dans des charbonnages vétustes et dangereux ? Pour exporter cette richesse ensuite. En Europe, il n’y avait que trois pays fournisseurs de charbon : la France, l’Allemagne et la Belgique. L’Allemagne est « out », il faut occuper au plus vite le terrain abandonné. Par ailleurs, en Italie, la situation est explosive, tant sur le plan politique qu’économique.
En 1948, la bataille du charbon est gagnée et les efforts couronnés de succès. L’Italie pourra atténuer le déficit de sa balance des paiements, surtout, elle abandonne la Monarchie pour la République (1946), approuve sa Constitution, organise, des élections générales que remporte la « démocratia cristiana » et connaitra un « miracolo economico » (1958-1963) version italienne des golden sixties. Avant cela, entre 1946 et 1955, 2.5 millions d’Italiens auront émigré. Si mon père avait pu attendre quelques années, nous ne serions sans doute jamais venus.
CE QU’ON A OUBLIE : A VERVIERS, L’ACCUEIL (OFFICIEL) FUT EXCEPTIONNEL !
En 1952, le Bourgmestre libéral Adrien Houget, ancien sénateur et industriel éminent, rencontre le Padre Cipriano, un Capucin envoyé par ses supérieurs pour créer et animer une « Mission Catholique Italienne ». Il cherche l’appui des autorités locales pour son lieu d’accueil. L’accord est immédiat. Pour des raisons familiales et professionnelles, l’Italie lui est familière. Mobilisant ses amis industriels et des familles patriciennes verviétoises (Zurstrassen, Tasté, Litt, Modera, Claessens…) ainsi quelques artisans italiens déjà implantés (Di Palma, Sabatini, Di Valentin, Del Zotto…), il crée l’ASBL « Maison de la Mission catholique italienne Casa Nostra » dont il sera le premier président et qui s’installe dans des locaux situés place Verte, inaugurés en 1953. L’affaire a été rondement menée ! La Petite Italie (déjà préfigurée un an rue Xhavée) est née : chapelle, salle des fêtes, bar, billard, restaurant, boutique italienne… vous y êtes surement passé au moins une fois.
Cité lainière, la ville est depuis longtemps ouverte sur le monde et les relations commerciales avec les clients italiens soutenues. « L’école supérieure des Textiles » compte depuis toujours des Italiens parmi ses a élèves (les inscrits de 1953 prêteront leur concours à l’aménagement des premiers locaux). Fernand Houget, le père d’Adrien (il a sa rue à Verviers), avait une mère aux origines napolitaines et fait fonction plusieurs années d’Agent Consulaire du Royaume d’Italie. En 1922, le Roi Victor Emmanuel III l’élèvera au rang de « Cavaliere ». Adrien sera aussi honoré (« Commendatore ») mais par la République.
QUELQUES SOUVENIRS PERSONNELS
On se découvre Italien à la CASA : Pays récent (1861), le Royaume d’Italie ne fera de Rome sa capitale qu’en 1871. Les immigrés de cet immédiat après-guerre viennent d’abord du Nord de l’Italie puis du Centre et du sud : Vénétie Julienne (où les communistes de Tito chassent et massacrent des Italiens), Frioul, Trentin, Vénétie, Abruzzes, Latium, Italie méridionale … chaque région a sa langue (dialecte), son pain aux formes différentes, son vin, ses chansons, ses prénoms et saints préférés, ses rites… Il faut parler italien pour se comprendre et tous ne sont pas allés à l’école très longtemps, beaucoup ne disposent que deux ou trois années d’école primaire pour tout bagage. En quelques jours ils ont changé de pays, concrètement, ils sont passés de la campagne à la ville, d’une société rurale traditionnelle à une société industrielle, de leur parler régional au français/wallon/flamand du charbonnage et à l’italien officiel du consulat. « Fatta l’Italia, da fare gli Italiani » disait-on en 1868. (L’Italie est faite, il faut faire des Italiens). L’Italie, une « expression géographique » (Metternich 1815), est certes politiquement unie mais si diverse et pendant longtemps avec une faible conscience de son unité. « La Région compte plus que la Nation ». Il faudra la TV et les années 1950-1960 pour que le plus grand nombre se sente partie d’une même nation (grâce à la RAI lancée en 1953, aux manifestations sportives où on porte haut les trois couleurs et à l’école obligatoire !)
Des Belges ont l’air de mieux connaître l’Italie que nous : « Quelle chance vous avez » me dit un jour une dame pour qui maman travaillait. Vous venez d’un pays qui a été le plus grand foyer culturel de l’Europe, le centre de l’Empire romain, le berceau de la Renaissance économique et des Arts sans parler du siège de l’Eglise Catholique… Elle avait fait des gréco-latines. Au vrai, mes parents n’étaient jamais allés à Florence et nous ne connaissions de Milan que la gare.
Si tout est mieux en Italie, pourquoi est-on venu ? Chaud-froid, clair-obscur, beau-laid, joyeux-triste, savoureux-insipide… tous les dimanches ou rejouait le match dans les conversations et immanquablement la Belgique perdait. Mais alors pourquoi, pensais-je étonné, est-on là ? J’ai compris plus tard que c’était aussi pour mieux supporter le présent, une façon de rêver tout haut, surtout confirmer l’espoir du retour quand le temps se faisait long et que les images du pays s’estompaient (moi j’aimais bien les frites et le chocolat)
Macaroni, Mutuelle, Ni chiens ni Italiens…venez donc nous voir : c’est « porte ouverte ». Les cours de récréation sont remplies d’enfants peu amènes mais avec la CASA on joue dans la cour des grands : l’inauguration de locaux avec l’Ambassadeur d’Italie, les diverses Chapelles avec le Nonce apostolique, la confirmation avec l’Evêque d’Agrigente ou d’ailleurs, c’est selon… : escorte policière en gants blancs, réception à l’hôtel de ville, dîners de Gala à l’Harmonie, vision d’un bourgmestre qui baise - à genoux- l’anneau du Cardinal venu à Verviers en Prince de l’Eglise (pas en clergyman) pour couronner une vierge à Notre-Dame (aujourd’hui transférée à Saint Antoine). Le Padre et la CASA donnent à la « colonie italienne » comme on disait alors, une grande visibilité et, aux immigrés, des motifs de fierté. Nous ne sommes pas des mendiants incultes. Au contraire on vous apporte des choses. Venez les voir, apprenez l’italien, ou la façon de faire des pizzas. Les jeunes sociaux-chrétiens en congrès, les expositions de peintures, des tournois de bridge… Les locaux sont disponibles : tout le contraire d’un ghetto.
La presse, conquise, nous présente comme « très sympathiques ». Le Jour, le Courrier, la Meuse couvrent toutes nos activités et semblent découvrir à chaque fois un nouveau superlatif pour décrire l’ambiance, l’atmosphère festive, bruyante mais toujours joyeuse, noyée de soleil. Les propos du Padre (un peu cabotin) font mouche et rapportés « con amore ». Il devient une figure verviétoise, le guide de « la colonie »
Finalement on reste. C’était l’affaire de quelques années pensait-on au début, le temps de se constituer un pécule pour bâtir une « casa » en Italie. Certains sont retournés très vite, d’autres repartis plus loin (Canada, Argentine…) Verviers n’aura été qu’une étape. Ceux qui sont restés continuent de s’interroger mais c’est vite trop tard : les enfants sont scolarisés dans le secondaire, l’Italie c’est bien pour les vacances ! On attendra la retraite.
Le temps passe, les Italiens se sont croisés entre eux et avec les gens d’ici. Ils ont formé des généalogies à rallonge dont les derniers descendants ne savent souvent plus parler la langue de leur « nonna » (grand-mère). Ils sont devenus invisibles (ne posant pas problème). Mes petits-enfants s’appellent Pagnoulle et Meyer ! Pour les repérer il faut attendre les grandes compétitions sportives et voir alors les drapeaux aux fenêtres croiser les bruyants cortèges en cas de victoire ou arriver à la Toussaint pour découvrir, au hasard des allées des cimetières, de petits temples grecs, des marbres colorés, des représentations de paysages alpins ou de rivages accueillants avec parfois des ex-voto énigmatiques (« Juventino sempre e ovunque » : supporter de la Juventus toujours et partout (même au ciel)
La Casa était l’endroit où on allait soigner son mal, le mal du pays. Les jeunes d’origine italienne n’ont pas à regretter le paradis perdu. Ils ne l’ont pas connu ! La première génération se sacrifie, la seconde s’intègre, la troisième oublie ? Pas toujours, il y a comme un retour de mémoire. Les invisibles frappent à la porte et disent « et nous, notre histoire ! ». On peut être intégré et affirmer un lien avec son pays d’origine.
POUR CONCLURE
Il y a de moins en moins d’Italiens en Belgique ? 156.000 en 2015 (la moitié est née en Belgique !) à comparer aux 300.000 de 1970.
Morts ? retournés chez eux ? En partie sans doute mais il y a aussi les 116.000 Italiens qui sont devenus Belges. Les conditions de l’obtention de la nationalité ont changé. Pour l’essentiel, on résume : LOI GOL (1985) votre mère est belge, vous êtes né en B. c’est OK (– 22.000 Italiens), LOI WATHELET (1991) : vos parents sont étrangers mais sont nés en Belgique et c’est aussi votre cas : c’est OK : - 30.000 Italiens en 5 ans. Notons que depuis quelques années, la double nationalité est possible.
Dans l’arrondissement de Verviers il y a 2.000 Italiens mais 9.000 personnes d’origine italienne
L’Italie est devenue du dernier chic, vive « l’italianità »
Avec la fin de l’immigration de masse, le développement de politiques visant à la promotion du « made in Italy », la vision change. Le monde s’éprend de l’italianité. L’Italie devient le laboratoire de la créativité internationale. Design, chaussure, littérature, voiture, mode (Armani Prada, Versace…). Fermez les yeux, si je dis Italie, que voyez-vous ? Du chic, de la modernité, du créatif. (« entre chic suprême et vie quotidienne, tradition et modernité, clichés attachants et innovations créatives »)
En 2018, la CASA change de nom devient Cercle culturel italien de Verviers. Pour ceux qui ont reçu l’Italie en héritage et pour ceux qui ont le goût (mais alors très fort) de l’Italie, nous offrons toujours des occasions de rencontre.
UBI BENE IBI PATRIA
Giorgio Campioli
Président de la CASA 1991-2021
A l’occasion des 10 ans du Kiwanis Verviers
Jalhay, 23 Avril 2024
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